La souplesse des choix techniques de Madeline venait d’un enracinement profond dans sa méditation ; en effet elle consacrait un temps considérable à la prière avant d’entreprendre un tableau, ou une sculpture religieuse, et aussi un temps important à étudier les œuvres des autres artistes au cours de l’Histoire. De là, l’abondante bibliothèque léguée par elle à la Fondation du Parfum de Béthanie. Elle écrivait sévèrement à une jeune mosaïste qui lui demandait des conseils techniques pour la confection d’un Chemin de Croix : « Je ne vois pas dans ton programme le temps d’une retraite. Celle-ci est indispensable à toute ambition de travailler pour le Royaume, le reste importe beaucoup moins ».
Ferveur ou fureur religieuse
Il y a déjà un point préalable à cette évocation de la prière. La ferveur qui répond à la Révélation est au-delà de la fragilité des créatures. On peut comprendre que, spontanément, les hommes défendent violemment leur religion, ou au moins la perçoivent dans un rapport de force ou de supériorité en la comparant aux autres. C’est catastrophique puisque le croyant s’érige, alors, en juge non seulement des autres, mais surtout de l’attitude religieuse permise par Dieu. Il s’ensuit une volonté, soi-disant vertueuse, de remplacer la « fausse religion » des autres par « la vraie », c’est à dire celle à laquelle chacun adhère.
Madeline Diener, Danse de Salomé dans le livre “Bérith”, édition Saint Augustin
L’humble ferveur pour Dieu disparaîtrait alors au profit d’une fureur égoïste chargée de préserver l’enveloppe culturelle de nos peurs devenues égoïsmes face à des différences perçues comme des dangers. On ne connait que trop les horreurs des guerres dites « de religion » et l’hostilité qu’elles peuvent encore susciter contre toute institution religieuse confondue avec l’imposition à la conscience d’autrui.
La primauté que Madeline accordait à la foi de ses commanditaires pour adapter la technique à leurs vœux la conduisit même à inventer des techniques pour plier la pratique à leur projet. L’intérêt des ancêtres industriels de Madeline pour les techniques se retrouve dans les recherches de celle-ci pour répondre aux challenges des demandes difficiles à satisfaire. Par exemple le vœu des paroissiens de Montsevelier : décorer les parois de leur église par un chemin de croix moderne, plat et coloré, alors que l’exigüité du bâtiment empêchait tout relief d’une sculpture qui aurait été emportée au passage des fidèles, et que les moyens de cette petite communauté ne suffiraient pas à payer des vitraux. Ne se résignant pas à l’échec d’un désir si réfléchi par ces croyants, Madeline eut l’idée de découper des feuilles d’aluminium éloxé, celui qui est utilisé pour la carrosserie des voitures. Elle voulait composer avec ce matériau des collages à la façon des ceux de Matisse. Le carrossier qui la reçut au milieu des plaques de métal colorées fut effrayé du projet que lui expliquait l’artiste. « Confiez-moi le dessin des motifs et je les ferai découper au laser « proposait-il en regardant la taille des mains de Madeline. Et elle de s’obstiner: “Non, je veux découper moi-même ces feuilles, pour sentir naître le dessin sous mes doigts…”
Flagellation, Chemin de croix de Montsevelier
De même, avec l’aide des ingénieurs de Getaz Romang, elle résolut le dilemme des mosaïques ornant les vénérables murs du baptistère de la basilique de Saint-Maurice ou bien de la chapelle des moniales de Collombey. L’ancienneté de ces bâtiments empêchait de les mouiller pour fixer les petites tesselles des mosaïques, mais ces novateurs pensèrent à coller celles-ci sur des plaques de métal qu’il suffirait de suspendre aux parois séculaires. Les mosaïques furent ainsi réalisées sur un support amovible et ensuite suspendues au mur. Ainsi pouvait-elle réussir le projet mûrement réfléchi avec les commanditaires sans récuser les exigences matérielles.
Mosaïques du baptistère de Saint Maurice dans l’atelier de Madeline
Quelle que soit la technique dont Madeline Diener usait pour en fixer le souvenir, elle nous fait partager son émotion contemplative devant les paysages ou les constructions découverts par elle au cours des nombreux voyages qu’elle fit en Europe, mais aussi en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Elle s’intéressait aux diverses religions rencontrées, non pour les opposer à sa foi personnelle mais bien plutôt pour enrichir celle-ci de l’intuition portée par d’autres traditions sous des cieux différents mais tous créés par le même Dieu.
L’expression religieuse
En effet, en lui expliquant l’Ecriture Sainte, grâce aux gravures de Rembrandt, le Pasteur William Cuendet qui l’instruisit de la foi chrétienne lui avait fourni un langage religieux assez profond pour la rendre capable de discerner à travers la Nature toute recherche humaine de la trace de Dieu en notre monde.
“Le hibou en sait très long sur la nuit,
il voit ce que nous ne voyons pas,
il entend ce que nous n’entendons pas:
l’obscurité le silence.”
Madeline avait 23 ans quand elle offrit « Le chant du hibou » au père d’un de ses amis brutalement décédé. Et c’est par ses dessins de la Nature qu’elle méditait le livre de Job pour réconforter ce papa désespéré. Au-delà de l’apparence la nature révèle la présence de Dieu.
On ne peut mieux percevoir l’influence de cette longue fréquentation de Rembrandt sur Madeline qu’en relisant le livre du Père Paul Baudiquey « Un évangile selon Rembrandt » (p.19) édité par Mame. « C’est par ce que Rembrandt est par excellence le peintre de la destinée humaine qu’il est le peintre du spirituel, d’un spirituel qui est lui-même charnel » Grâce à cette initiation biblique, l’élève partageait avec le peintre mystique du XVII°siècle la contemplation de toute réalité sensible à la lumière de la Parole révélée.
Madeline au travail de la terre cuite, Reportage à Villaz, par W. Stolz
L’aptitude de Madeline Diener à employer des techniques très variées lui assura la sécurité de nombreuses commandes et la liberté de les choisir. Ses apprentissages successifs, lui ont donné une réelle aisance dans le dessin, la peinture sur divers supports, la sculpture ; mais elle aimait particulièrement la gravure. Elle pensait rendre ainsi plus forte son expression personnelle marquée par la douceur qui caractérisait beaucoup de ses relations, surtout avec les enfants et les pauvres. Peut-être gardait-elle une empreinte des heures passées à étudier les gravures de Rembrandt ?
La gravure
Répétion du concert Colonne
William Cuendet lui avait fait remarquer : « L’eau forte est au tableau ce qu’une libre correspondance est au livre ; ce que, dans l’œuvre de Beethoven, le quatuor est à la symphonie. Dénuée de la magie splendide, et parfois illusoire, de la couleur, elle a un caractère de confession voilée ou de confidence directe… Rembrandt, chaque fois qu’il a voulu dire aux hommes, ou à lui-même, quelque chose qui lui tenait tout particulièrement à cœur, sauf vers la fin, c’est au cuivre et au papier qu’il l’a confié : la Pièce aux cents florins, les Trois Croix ou même telle petite feuille de clair-obscur, toute chargée de «barbes», comme Le Christ au Jardin des Oliviers sont, sous une forme restreinte, tout aussi mystérieuses que ses meilleures toiles. » (Texte de William Cuendet, cité par Paul Baudiquey dans «Un évangile selon Rembrandt,» collection « Un certain regard » aux Editions Mame, Paris, 1989).
Gravure de Madeline, façon japonaise
Pour des raisons pratiques, Madeline Diener ne disposait dans son atelier que d’une presse adaptée à la gravure sur bois, mais devait recourir à l’extérieur pour les tirages sur cuivre ou bien les lithographies qu’elle exécuta aussi, mais moins souvent. Par contre, elle expérimenta les nombreuses possibilités offertes par l’usage occidental d‘un ou de plusieurs passages ; elle recourut même à la façon japonaise de colorer les gravures d’autant de passage de couleurs qu’elle avait préparées à l’avance, et qu’elle appliquait horizontalement sur le même bois à l’aide d’un pinceau carré acheté dans des magasins asiatiques. De même, faisait-elle venir de Corée ou du Japon des papiers bien différents de ceux qu’elle pouvait trouver ici.
La mosaïque
En 1954 l’artiste écrivit à sa mère « Le bois m’emballe comme matière, je pense que je vais de plus en plus laisser tomber la peinture pour faire soit de la mosaïque, soit du bois, de la gravure, enfin quelque chose qui tienne de l’art autant que de l’artisanat, quelque chose où il y ait à la fois une matière et la nécessité d’un travail manuel ». Que ce soit en perpétuant les gestes des bâtisseurs des églises de Ravenne, ou en assumant ceux de ses contemporains, Madeline créa de nombreuses mosaïques chaque fois en rapport avec les exigences des lieux.
Madeline a fait plusieurs apprentissages de la technique de la mosaïque : encore chez Stoffel, en 1954, elle a passé plusieurs semaines dans l’atelier de Toso à Murano pour apprendre la technique des premiers siècles, ce qui lui a valu de gagner en 1955 le concours « l’Art dans l’Eglise » à Genève. Mais elle voulait apprendre comment réaliser une mosaïque de plus grandes dimensions que celle de Genève. Elle fut donc heureuse de travailler en 1961 avec l’artiste autrichien T. Schnieider-Manzell à réaliser la grande mosaïque du chœur de l’Erlöserkirche de Zurich .Non contente de ces réussites, elle s’inscrit au cours de M. Licata aux Beaux-Arts de Paris, en 1954, pour se mettre au courant des nouvelles techniques afin de créer une mosaïque abstraite de 16 M. de long dans la cour du collège se Saint Maurice. C’est dire son souci de perfection: composer les stations du Chemin de croix. “Quand je reçois une commande, disait-elle, je cherche ce qui serait le mieux pour y répondre ; Et ensuite, je vois chez qui apprendre pratiquement ce que je ne sais pas. »
Et si elle voulait créer une nouvelle façon de réaliser une œuvre, elle n’hésitait pas à consulter longuement des ingénieurs de Gettaz-Roman pour apposer sur de très vieux murs des panneaux en métal supportant la mosaïque souhaitable. Plus encore, elle apprit dans une usine de carrosserie comment découper des feuilles d’aluminium pour composer les stations du Chemin de Croix de l’église de Montsevelier en les collant comme Matisse avait fait des papiers de couleur.
Les nombreuses lectures dont témoigne la bibliothèque de Madeline Diener, corroboraient sa volonté d’acquérir la maîtrise des artisans en se faisant leur élève, selon les occasions. Dans le même esprit, elle multiplia les voyages , même lointains, pour étudier concrètement les œuvres d’art élaborées dans des cultures différentes de la sienne.
Le dessin
La Sage
Madeline Diener ne cessa jamais d’étudier régulièrement les poses des modèles vivants en allant fréquenter les académies, pour toujours se perfectionner avec l’humilité d’une débutante. Cependant, elle avait un style propre. Presque toujours, elle rendait sensible, dans les œuvres qu’elle composait, un détail qui interroge le spectateur en sollicitant sa sensibilité : par exemple la fenêtre ouverte laisse passer une lumière – un sens révélé – qui transforme l’espace parce qu’elle éclaire un simple bouquet… C’était la source de son travail, de l’humilité et de la liberté simultanée de son inspiration, car elle s’appliquait autant à représenter le quotidien de la nature qu’à évoquer une scène explicitement religieuse, cherchant toujours la bienveillance du Créateur sous l’apparence banale des choses
La peinture
Plus que le contour des objets ou des paysages que Madeline Diener a souvent peint à l’aquarelle ou à l’acryl, c’est surtout la lumière qui les nimbait qui retenait son attention ; ces reflets changeant sans cesse lui ont fait représenter le même paysage des dizaines de fois, comme Claude Monnet fasciné par la cathédrale de Rouen. Elle renonçait progressivement à tout détail susceptible de distraire le regard : « Pour moi, disait-elle, un tableau est fini quand on ne peut plus rien en retirer ».
Il est bien compréhensible que les malheurs de son entourage, tant paternel que maternel, aient marqué l’enfant qui grandit comme le raisin en espalier : plus mûre que son âge et en même temps avide d’indépendance. Au bout de deux ans, seulement elle interrompit ses études aux Beaux-Arts de Lausanne où elle avait suivi les cours de Marcel Poncet et de Violette Diserens. Elle entra comme dessinatrice sur tissus de luxe dans l’entreprise Stoffel, à St Gall tout en poursuivant encore des cours aux Beaux-Arts de Zurich.
Grâce à la compréhension de son employeur, elle réussit, tout de suite, à livrer dans un délai record les quarante dessins commandés chaque année. Ceux-ci payés, elle pouvait utiliser les huit mois ainsi libérés pour étudier de nouvelles techniques auprès d’artistes connus : la mosaïque auprès de l’entreprise Toso à Ravenne et plus tard avec Toni Schneider Manzell pour l’Erlöserkirche de Zurich, la sculpture chez Alberto Giacometti, la patine chez Dino Giacometti, à Paris.
Une formation pourtant traditionnelle
On s’étonne de la précocité des chefs d’œuvre des sculpteurs de la Renaissance, mais c’est que, encore enfants, ils fréquentaient déjà les ateliers des maîtres de leur temps. A vingt-trois ans Rembrandt ou Michel Ange produisaient déjà des chefs d’œuvre, or ils n’avaient que dix ans quand ils mêlaient déjà les pigments de la palette des meilleurs spécialistes de leur époque ! De même Madeline a-t-elle été initiée très tôt aux réalisations artistiques dans les ateliers qu’elle a fréquentés :
Dès ses huit ans, les circonstances familiales ont causé l’initiation biblique très exceptionnelle de la future artiste. Son grand-père maternel, habitait alors la ville de Lausanne, il voulait que la petite fille soit élevée dans la religion de son père. Or, celui-ci habitait Zurich et venait d’une famille protestante, fervente depuis la Réforme ! Quant à la maman, ravagée par les deuils cruels de leur famille, elle cherchait son chemin en pratiquant un accueil généreux des intellectuels chassés de leurs pays : Italie, Espagne, Japon, à cause de leurs divers engagements spirituels.
L’influence du pasteur Cuendet
Son grand-père a confié l’initiation catéchétique de Madeline Diener au Pasteur William Cuendet qu’il connaissait bien. Celui-ci, frappé des dons artistiques de l’enfant, l’a instruite en lui expliquant les gravures bibliques de Rembrandt dont il possédait la collection.
« Rembrandt s’empare peu à peu de tout le réel, du « beau » et du « laid », de l’humble et du superbe pour y couler sa vision et sa divination. C’est à travers la banalité quotidienne que lui apparaît le fond divin de l’existence ». Juste remarque de Rodin : « C’est la belle vaillance des êtres modestes, la sainteté des choses banales… « On pense au bâton du vieil homme et à la brouette de la Pièce aux cents florins, à la sandale du Prodigue de l’Ermitage, aux objets familiers de la chambre où se lève le Tobie aveugle, qui est bien, dans sa marche hésitante et sa vérité, l’aveugle le plus touchant de l’histoire… C’est par ce que Rembrandt est par excellence le peintre de la destiné humaine qu’il est le peintre du spirituel, d’un spirituel qui est lui-même charnel » (Texte de William Cuendet, cité par Paul Baudiquey dans son livre «Un évangile selon Rembrandt» collection « Un certain regard » Ed. Mame, Paris, 1989).
Illustration tirée du livre “Le Chant du Hibou”
Influence de Rembrandt sur le travail de Madeline
Etudier l’œuvre d’un artiste c’est d’abord observer l’arrière-pays de celle-ci car l’originalité de celui-ci s’inscrit dans un cadre, un famille de pensée, une suite chronologique qui ennoblit son propre apport, même par-delà les ruptures…Mais s’agissant de Madeline Diener, on peut bien remarquer l’influence de Piero della Francesca ou de Morandi, celle de Cézanne ou de des deux frères Giacometti ou de Schneider Menzel qu’elle admirait tant; toutefois ces références sont ponctuelles alors que l’histoire particulière de cette artiste montre comment elle n’a jamais perdu l’imprégnation du génie de Rembrandt qui a accompagné son éducation religieuse de l’enfance jusqu’à l’âge adulte.
La famille de Madeline était profondément spirituelle en même temps que de façons très diverses : son père descendait d’un protestantisme remontant fidèlement jusqu’à Zwingli, son grand-père maternel était juif libéral et connaissait sa lignée d’ancêtres jusqu’au Moyen-Age. Sa mère, ébranlée par trop de deuils dans son enfance, cherchait la foi auprès d’amis communistes ou bouddhistes, qu’elle accueillait généreusement. Et, au sein de toutes ces recherches, la petite fille se sentait foncièrement catholique en même temps que respectueuse de toutes les consciences individuelles.
C’est le Pasteur William Cuendet, ami du grand-père maternel, qui instruisit la foi de cette enfant en lui expliquant la collection des gravures bibliques de Rembrandt qu’il possédait, il était frappé des dons artistiques de la petite en même temps que de la rigueur de la foi de celle-ci. L’art de ce fin pédagogue évitait à Madeline des choix trop précoces et difficiles en éduquant une attitude contemplative ouverte au Mystère révélé. Il fut le premier à accueillir le désir de la jeune adulte d’officialiser sa foi catholique, et il s’en réjouit : « Je t’y ai toujours préparée parce que tu es tellement artiste que tu aurais fuit une pratique religieuse qui se serait défié de l’image», expliqua-t-il.
On comprend mieux pourquoi Rembrandt imprégna si profondément l’art de Madeline. Au XVII° siècle, la plupart des artistes du « siècle d’or » de la Hollande habillaient de vêtements princiers la Vierge Marie, et les saints. Leurs modèles étaient beaux quitte à faire poser des dames qui faisaient commerce de leurs charmes. Or, le croyant Rembrandt se distinguait de cette mode par sa pratique obstinée de représenter la pauvreté de « celui qui a tellement pris la dernière place que personne n’a pu la lui ôter ». De sorte que dans les centaines de tableaux bibliques qu’a peint Rembrandt, les gueux, les handicapés, les pauvres sont ennoblis par leur ressemblance avec leur Sauveur. Madeline qui avait, déjà toute petite, remarqué et déploré l’attrait de l’argent parmi les relations de sa riche famille, apprit aisément à reconnaître les traits du Christ sous ceux des méprisés.
Quand elle décorait la façade de l’église Saint-Jean-des-deux-moulins près de la place d’Italie, elle achetait des gâteaux au fromage et au chocolat pour les partager avec les mendiants qu’elle rencontrait à l’entrée du métro. «Comment pourrais-je représenter le Christ, si j’étais passé à côté de Lui sans l’honorer?», expliquait-elle.
Pourtant, nous savons que le même Rembrandt était collectionneur et il a enveloppé les portraits de son épouse ou de sa belle-fille de tissus précieux, de perles et de bijoux d’or. Son attention à la transcendance divine ne l’empêchait pas d’apprécier les richesses du port d’Amsterdam et même les arts exotiques que sa flotte importait dans cet Occident renouvelé par l’art des étrangers. En cela aussi, Madeline pouvait le comprendre parce qu’après des siècles de commerce en Asie, au Moyen Orient, aux Etats Unis et en Europe, ses ancêtres avaient fait de la maison familiale un vrai musée. Elle-même continua les collections qui inspiraient parfois ses recherches pour trouver des solutions au renouvellement du mobilier liturgique. “Le Maître du siècle d’or et l’artiste contemporaine du Concile Vatican II admiraient l’œuvre du Créateur aussi profondément sous les traits d’un humain que dans les chatoiements de la nature”, à peine âgée de vingt-deux ans, écrivait-elle de Venise.
“Tout concorde ici à une harmonie splendide, je goûte à toutes ses joies parce que Dieu me les a données à présent. Chaque jour, le joli reçoit comme un cadeau fragile. C’est un vase précieux, mais l’eau seule compte. Le danger c’est que plus le vase est précieux, plus on a tendance à s’attarder à le contempler, on en oublie le contenu. Lorsque le vase est pauvre, on s’y attache moins.”
Finalement, le beauté quelle qu’en soit l’aspect ramenait à Dieu cette âme simplifiée par la prière.
« Je crois, écrivait Madeline, que je regarderai toujours le soleil dans les poissons, c’est une forme de mon regard, bien que j’ai un peu appris (non par moi-même) à regarder le soleil en face de manière éblouie, c’est évident ; mais enfin cela ne supprime pas les poissons et leurs écailles qui reflètent le soleil couchant… Ceci m’est une grande joie et comme une ouverture non seulement sur le temps, qui perd ses limites, mais sur l’espace qui perd les siennes du même coup. Une telle amitié est et devient de plus en plus extensible, ouverte. » Et cependant elle écrivait, toujours en face des paysages les plus merveilleux: « le Royaume de Dieu est encore tellement plus beau, que des saints, pourtant très sensibles à la beauté de la création, ont préféré la vison de cette harmonie parfaite qu’est le Royaume de Dieu. » (19 mai 1953)
La modestie des personnages bibliques figurés par Rembrandt n’efface pas leur message, au contraire. Leurs mains le disent autant que les visages qu’il a peints ou gravés, et Madeline ressentait tellement l’importance des mains que les anecdotes sont nombreuses de la part de ceux qui la voyaient travailler… “Elles sont si fraternelles que je me sens redevenir un homme ! “, remarquait un jeune drogué qui était assis par terre au pied de l’échelle sur laquelle elle sculptait un Christ en gloire.
Les mains représentées par Rembrandt prolongeaient le mouvement du corps, un élan si épuré qu’il résumait toute une situation. Si on observe l’attitude des personnages que Madeline a dessinés, toute jeune, dans les marges de sa Bible, on peut discerner le même geste, la même posture que celle des acteurs de « l’Evangile selon Rembrandt » tels qu’elle les représentera jusqu’à à la fin de sa vie ; et leur silhouette, c’est celle dessinée par Rembrandt ! Rien de surprenant qu’elle maintint ce canon jusqu’à ses toutes dernières œuvres. Elle avait étudié beaucoup d’autres Maîtres, mais elle s’était imprégnée de la foi de Rembrandt et de son art dans le bureau du Pasteur Cuendet.
On s’étonne que ce génie ait choisi de représenter plusieurs fois les mêmes scènes bibliques, alors qu’il n’en a pas travaillé d’autres. On reconnait de sa main sept gravures de la Fuite en Egypte ! Mais si on compare les œuvres qui ont retenu son attention, on s’aperçoit qu’elle y développe le même symbole, comme si à travers celui-ci se poursuivait sa méditation sur la foi qui transforme le doute, comme un rai de lumière est magnifié par l’obscurité qu’elle traverse. Madeline elle-même a privilégié cette victoire de la Vérité révélée sur la difficulté humaine à dépasser les apparences pour anticiper le bonheur du Ciel. Comme Rembrandt, elle a représenté plusieurs fois la Fuite en Egypte, le Rencontre d’Emmaüs, l’apparition post pascale relatée par Saint Jean au chapitre XXI de son Evangile . Elle tentait d’exprimer sa prière personnelle en traitant le même sujet dans des techniques différentes : aquarelles, acrylique, gravures sur cuivre, sur bois, d’un ou plusieurs passages, même y compris dans la tradition Coréenne, mosaïque, sculpture, etc. … Mais elle ne citait jamais l’influence de Rembrandt sur elle, tant il l’avait imprégnée, tandis qu’elle faisait aisément allusion aux artistes anciens ou contemporains auxquels elle se référait parfois.
Il y a plus encore, le souci d’accéder à la Vérité plutôt qu’aux modes de son époque a coûté cher à l’auteur de la « Ronde de Nuit » et des tableaux successifs. Renonçant à sa propre célébrité, il a vu ses commanditaires l’abandonner, au point de mourir lui-même ruiné ! Ses personnages de l’Evangile portent le poids des misères humaines, et les portraits des contemporains ne dissimulent pas leurs défauts esthétiques tant ils sont vrais. Leur grandeur vient justement de la manifestation en eux de la présence du Créateur, et celle-ci ennoblit la nature elle-même, la vérité des arbres, voire des coquilles, peints par Rembrandt reconnait à ceux-ci une force religieuse, les enrichit d’une intensité symbolique. Or, en 1973, pour l’inauguration d’une exposition de Madeline à Zurich, le Docteur Von Matt, critique d’Art, remarquait : « Si je dois parler de l’art de Madeline, je veux indiquer que ce qui est indiqué comme des tableaux, ce sont aussi des haltes pour méditer, contempler… Les visages humains ne sont pas plusieurs mais un seul visage, vision de ce qui demeure toujours de divin. Les paysages ne sont pas toujours plusieurs paysages singuliers mais chacun est un paysage éternel et la terre sur laquelle nous voyons la trace de Dieu. » (Texte cité dans le livre « Madeline Diener son œuvre », p.60, Editions Ad Solem, par Henri Salina et M. J. Coloni) Une visiteuse ne se plaignait-elle pas : « Tout est religieux ici, même quand le tableau ne le dit pas. »
Lorsque le Pasteur Cuendet se réjouissait de ce que son élève, devenue adulte, se déclare catholique, c’est qu’il avait distingué le regard « symbolique » de l’artiste et que la foi de celle-ci était nourrie par les sacrements célébrés à l’église. Lorsque, plus tard, l’artiste eut à décorer des lieux de culte, sa première préoccupation fut de rendre accessibles « les Mystères » en exprimant la portée symbolique de la matière des sacrements aux yeux de tous ceux qui les verraient. Préoccupée des plus jeunes qui risquaient de s’ennuyer lors du baptême d’un ainé, elle sculpta sur le baptistère de Saint Maurice, à leur hauteur un lièvre et une grenouille afin qu’ils ressentent la fête de la célébration. Mais elle avait choisi des animaux chargés de significations pour les Grecs ou les Egyptiens, donc susceptibles de parler aussi aux assistants non pratiquants.
La leçon tirée par Madeline des gravures de Rembrandt
Une anecdote, parmi tant d’autres dans la vie de Madeline , montre la mise en œuvre quotidienne de ses acte de foi: Lorsqu’elle figurait en mosaïque l’image du Christ sur la façade de l’église Saint Jean des Deux Moulins à Paris, elle rencontrait tous les soirs, un ou deux mendiants entourés de bouteilles vides à la bouche du métro. Elle ne voulait pas augmenter leur malheur par une aumône qui serait vite convertie en alcool, alors elle achetait, à l’avance, des gâteaux au fromage et d’autres au chocolat et les partageait avec eux. Elle expliquait : « Comment pourrais-je représenter le Christ sur le mur de l’église si je suis passée à côté de Lui sans le voir ? » La « disciple » de Rembrandt, si on peut dire, avait profondément assimilé sa leçon !
Madeline Diener a créé la Fondation du Parfum de Béthanie en 1997 afin de:
collaborer à la création et à la publication de livres ou d’autres moyens de communication au service de la foi chrétienne et de la formation spirituelle
soutenir des personnes ou des associations qui honorent et respectent la dignité des fils de Dieu en situation de faiblesse ou d’exclusion, en favorisant leur formation culturelle et spirituelle.
La Fondation “Parfum de Béthanie” a renouvelé ses statuts en Décembre 2022 et est devenue fondation “Terre de Vérolliez“.
Réalisations de la Fondation:
2001 Création d’un lieu de recueillement au Foyer Malley-Prairie, Lausanne, par Madeline Diener
2002 Aménagement de la Chapelle du Pénitencier féminin d’Hindelbank, par Adrien Moretti.
2003 Restauration complète de l’église de la Paroisse Ste Thérèse à Ankara, par Hervé Vital
Editions:
2001 Publication aux Edition Ad Solem de “Madeline Diener, son oeuvre” par Mgr. Henri Salina et Marie Jeanne Coloni.
2004 Création du Site internet: http://www.art-sacre.net par Giovanni Polito et Marie Jeanne Coloni.
2011 Madeline Diener, sa pensée
2012 Madeline Diener, sculptures et mosaïques
Colloques:
2005 Du visible à l’invisible
2007 Sous les masques, la vérité
2007 Le roc et l’eau
2008 Ouvres de Madeline Diener
Expositions:
2006 Exposition Madeline Diener par l’Association du Vieux Lavaux à Cully
2007 Le roc et l’eau
2007 La beauté quotidienne
2008 Oeuvrier d’aujourd’hui
2008 Ouvres de Madeline Diener
2009 Le pain de la Parole: de Bethléem à Jérusalem
2010 Art sacré d’ici et d’ailleurs
2010 Mosaïques autour de la source
2015 Oeuvres de Madeline Diener, exposées à La Sage
2015 Oeuvres de Madeline Diener, exposées à Lutry
2016 Ouvres de Madeline Diener, exposées à Crêt-Bérard
Comme les autres artistes qui ont voulu soutenir la prière par des œuvres contemporaines Madeline Diener a élaboré un langage apte à partager sa foi. Or, son chemin est original en ce qu’elle venait d’une famille aux appartenances multiples, et que sa formation humaine était très particulière. Dès son enfance, elle était spécialement sensible à la complexité tant sociale que spirituelle du nombre des gens qui entrent dans les églises. De la sorte, le Concile Vatican II n’a pas modifié ses premiers choix et elle n’a pas ressenti, comme beaucoup d’autres, la nécessité d’une rupture avec les usages antérieurs. Au contraire, elle tenait à honorer les ouvrages que la réforme liturgique obligeait à remplacer sans les cacher pour autant. C’est pourquoi elle trouva des solutions harmonieuses dans les diverses œuvres nées de la foi en dehors de l’Occident. Elle tient donc une place reconnue dans l’Art sacré actuel.
Préparations providentielles
Madeline Diener est née le 20 décembre 1930 d’un ménage déjà séparé et a donc été élevée chez son grand-père maternel, Oscar Hirschfeld, après qu’il eut vendu son usine de broderies de Saint Gall et qu’il se fut installé au bord du lac Léman, à Lausanne et à Chexbres.
Madeline et son grand-père maternel
Madeline a été marquée par l’exemple de son grand-père maternel dont l’historien Joseph OURS raconte qu’il fut le premier patron de l’Europe à associer aux bénéfices les 500 ouvriers de son entreprise de tissus brodés à St-Gall, le premier aussi à inventer les « congés payés ». Ce pourquoi saint Pie X voulut le recevoir au Vatican.
Tableau de Léo Andenmatten qui la représente enfant en train de peindre avec la concentration d’une adulte
Pour comprendre les particularités de l’éducation de Madeline Diener , il faut placer sa formation artistique dans le contexte de l’histoire de l’Europe. Outre le temps de la shoah, il faut prendre en compte les échanges culturels et commerciaux qui ont façonné l’Europe au cours des siècles précédant les grandes guerres. Le milieu industriel des deux familles de Madeline a joué un rôle particulier et explique la vaste culture des parents de cette artiste. Non seulement, leur enfant était polyglotte mais dès sa jeunesse elle fut aussi initiée par eux aux traditions culturelles exotiques.
A Hohenems en Autriche (Vorarlberg), on peut apprendre, l’histoire séculaire de cette famille à l’émouvant Musée Juif que les descendants Hirschfeld ont fondé dans la maison familiale en 1998, pour être un appel à la Paix. L’arriere grand mère de Madeline y a été arrêtée et déportée. A l’entrée, une plaque de cuivre évoque son dévouement héroïque en 1943.
Par ailleurs, la proche parenté maternelle et paternelle de Madeline Diener appartenait à différents courants religieux : juifs ou protestants, même agnostiques, mais toujours assez spirituels pour entretenir de belles amitiés avec des Bouddhistes, des Communistes, des athées, et la petite fille les respectait tous, bien que se reconnaissant personnellement catholique.
Le grand père de Madeline, était juif libéral, extrêmement artiste et cultivé. Il vendit la belle maison de Chexbres dans laquelle il s’était retiré pour y passer sa retraite, afin d’acquérir à Chaulin une ferme assez vaste pour abriter les quinze membres de sa famille, juifs réfugiés d’Autriche et d’Allemagne. En même temps, ce généreux aïeul finançait les études des garçons au Polytechnicum de Zurich et leur installation ultérieure aux U.S.A. Cette grande libéralité avait été forgée par une cruelle série de deuils familiaux qui l’avait éprouvé dès son adolescence. C’est un homme exceptionnellement libre qui cultiva les dons de celle qui fut le sourire de sa vieillesse.
Entourée d’une élite fortunée, la petite fille mesura pourtant très jeune le danger de la richesse qui risque d’altérer l’humanité des « privilégiés ». Un dessin de Madeline Diener, alors âgée de huit ans, fut publié dans une revue pédagogique, sous un âne qui se mord la queue elle avait ajouté ce commentaire: « Pauvre petit âne qui va mourir de faim parce qu’il ne veut pas ouvrir sa bouche »
On comprend la maturité précoce qui l’attacha à la longue succession des spirituels amoureux de la pauvreté comme moyen d’accéder à Dieu dès cette terre : Rembrandt, saint François d’Assise, le bienheureux Charles de Foucauld ont profondément impressionné Madeline. Elle tenta même un court moment d’entrer dans la congrégation des Petites Sœurs de Jésus qui suivaient la règle de ce dernier. Revenue à sa vocation personnelle d’artiste, Frère Charles resta cependant son modèle.
Photo de Madeline avec son pinceau faite par Valérie Clément
Lors de la messe de sa sépulture dans l’abbatiale de Saint Maurice – pour laquelle elle avait réalisé un nouveau baptistère – complété d’une Porte dédiée aux Martyrs, Monsieur l’Abbé Beaud définissait cette artiste comme « une humble fille de Pâques ». En effet, son talent manifeste la profondeur de sa foi.
Mosaïque du cimetière de Neirivue
Dès ses premières années elle a trouvé dans l’art l’expression la plus authentique d’une foi très précoce et assez vive pour s’adresser à tous. L’ouvrier qui, en 1999 vint chercher, à l’atelier, la mosaïque destinée au nouveau cimetière de Neirivue ne savait pas raconter la scène de l’apparition à sainte Madeleine au matin de Pâques. Mais il était touché par l’image puisqu’ il expliquait : « C’est un Jésus qui parle – et qu’est-ce qu’il dit ? Il dit : Je suis là ».
Cimetière de Massongex : Christ glorieux
Le décor du cimetière où Madeline repose y développe les étapes de l’écoute de Dieu car elle ne rêvait pas de faire de la foi une échappée à la dureté de la vie. En 1992, chargée de décorer le nouveau cimetière de Massongex, elle osa figurer les différents états de conscience dans une grande mosaïque décrivant le désespoir, puis le réconfort offert par une disciple du Christ, enfin l’élan de l’une des Saintes Femmes vers l’Ange qui annonce la Résurrection. Le chemin qui les réunit tous est de plus en plus clair et de plus en plus étroit. Elle le connaissait bien et associait tous les pèlerins de ce monde en les convoquant ensemble sur cette voie lumineuse. Au terme de ce parcours, une statue du Seigneur domine les portes de la mort qu’Il écarte et les filets d’eau qui coulent de ses plaies brillent au soleil pour proclamer la grâce du salut.